Hurlenfer
par Robert Brooks
Garrosh étudia le paysage de Nagrand avec attention. Pas un éclaireur chanteguerre ne s’était montré depuis des jours. Peu surprenant : cette colline était à la lisière du territoire du clan et, en temps de paix, il y avait peu de raisons d’y patrouiller. Une éventuelle attaque d’ogres viendrait de l’ouest, et les autres clans orcs arriveraient de l’est. Même le gibier avait déserté les lieux cette saison, se souvint-il.
Il avait été bien jeune la dernière fois qu’il était venu s’asseoir ici, et…
Non. Jamais il n’était venu sur cette colline, n’avait grimpé à ces arbres ou fait courir ses doigts dans cetteherbe quand il était enfant. C’était un autre monde.
Kairozdormu l’avait bien prévenu de s’attendre à quelques surprises troublantes. J’ai étudié les voies temporelles toute ma vie. Si tu essaies de compter et comparer les brins d’herbe, tu y perdras la raison. J’ai besoin de conditions… favorables pour mes plans, et nous les trouverons ici. Cette voie est parfaite pour nous. Pas parfaitement identique, non, mais parfaite pour nous.
Voilà qui restait à voir. Il se couvrit les yeux et observa la terre qui s’étendait sous le soleil couchant. Au moins savait-il que cette colline était un endroit où se reposer sans danger ; sur cette prairie verdoyante, il verrait tout intrus bien avant d’être vu lui-même.
Derrière lui, Kairoz, allongé à son aise près du feu de camp, tenait un grand éclat de verre dentelé devant les yeux. La lueur des flammes et les rayons du couchant faisaient courir des reflets de bronze sur la surface arrondie. « As-tu réfléchi à notre discussion, Hurlenfer ? Tu as déjà perdu bien assez de temps, et… »
Garrosh fit volte-face et le foudroya du regard. « Ne m’appelle plus jamais comme ça. Pas ici. Jamais. »
Kairoz se redressa maladroitement. Il n’était pas encore bien habitué à sa nouvelle forme orque. « Ah non ? Ton nom de famille permettrait pourtant d’attirer l’attention des Chanteguerres. De faire tomber quelques barrières.
– Ça pourrait surtout faire tomber Hurlesang sur ma nuque. Et la tienne. »
Kairoz eut une moue ironique. L’expression était manifestement quel’dorei et déroutante sur un visage orc. « Je suis un dragon de bronze. Si ton père ne sait pas voler, ni lui ni son arme ne peuvent rien me faire. »
Garrosh ne répondit pas. Oh, j’aimerais tant te voir révéler ta forme de dragon devant Grommash Hurlenfer.
Kairoz posa l’éclat de verre entre ses genoux. Même un geste aussi simple n’était pas naturel. « Alors, as-tu pris une décision ?
– Oui.
– Et donc ?
– Il est temps pour nous de nous séparer, dit Garrosh d’un ton égal.
– Vraiment ? ricana Kairoz. Je ne me rappelle pas t’avoir proposé ce choix.
– Tu as peut-être les traits d’un orc, mais tu n’en as pas le comportement. Ils vont te repérer tout de suite. Je dois les approcher seul.
– Je vois. Et quand pourrai-je te rejoindre ? demanda Kairoz avec un sourire encore plus narquois.
– Qui sait ? Quand le temps sera venu. Je…
– Tu veux dire jamais. » Kairoz secoua la tête. « Garrosh, Garrosh, Garrosh. La subtilité n’est pas vraiment ton fort. Ne te ridiculise pas. »
Garrosh réprima une réponse acerbe. « Très bien. » Il gardait sa voix sous contrôle. « Que ce soit bien clair : ma Horde n’a pas besoin de l’aide d’un dragon.
– Hum. Ta Horde ? » Kairoz se leva doucement, son éclat de verre au creux de la paume. « "Ta" Horde t’a destitué. Sans moi, tu serais encore à pourrir dans ta cellule. Me congédier est un privilège dont tu ne jouis pas. » Il inclina la tête. « Et si tu refuses d’être raisonnable, je peux te faire regretter de t’être soustrait à la clémence de la hache du bourreau. »
L’autre main du faux orc était passée dans sa ceinture, seul vêtement qu’il avait conservé de sa parure de haut-elfe. Garrosh perçut un cliquetis métallique. Une arme cachée, peut-être ? Une intuition violente monta en lui, et le monde devint soudain plus clair tout autour de lui. Il n’en montra rien. « Mon peuple mérite mieux que le sort qui lui est dévolu. Je vais y remédier. Sans toi.
– Tu n’as pas d’ordres à me donner. Je… »
Assez ! Garrosh bondit en avant sans prévenir, son cri de guerre fendant l’air. En trois enjambées il rompit la distance, sauta par-dessus le feu et agrippa Kairoz par la gorge. Il affirma son étreinte et le souleva.
Il y eut un éclair de lumière bronze et l’étrange éclat de verre étincela.
Il battit des paupières, interdit. Ses doigts ne serraient plus que l’air du soir. Le feu était à nouveau devant lui, à trois grands pas, comme s’il n’avait pas bougé. Kairoz avait disparu. Il y eut un instant de confusion, puis un bras vint s’enrouler autour de sa gorge et le tira en arrière.
Le monde se renversa. Un métal au toucher froid mais familier se referma sur ses deux poignets. Il percuta le sol et Kairoz l’y plaqua du genou, l’avant-bras appuyé sur sa gorge.
« Tu penses que devenir mortel m’a rendu faible ? Tu n’es plus chef de guerre, Hurlenfer. Si tu es libre, c’est par ma volonté uniquement. Si tu es en vie, c’est par ma volonté. Et tu vas retrouver ton père et rallier les anciens clans orcs, car c’est ma volonté. » Le déguisement de Kairoz s’estompa au-dessus de ses épaules et sa tête devint beaucoup plus grosse, reptilienne. Ses énormes yeux vinrent se poser à quelques centimètres du visage de Garrosh. « Tu n’es qu’un pion. Rien de plus. Fais attention à ne pas perdre ton utilité, ou tu seras écarté du jeu. »
Garrosh montra les dents. Il avait des menottes aux poignets, celles qu’il avait portées quand il s’était échappé de cette absurde parodie de procès. Il comprenait maintenant pourquoi Kairoz les lui avait si soigneusement ôtées au lieu de simplement les briser.
Il avait voulu les avoir à disposition. Il avait anticipé le conflit. Non, il avait provoqué le conflit.
Lentement, progressivement, Garrosh domina sa rage. Il posa sa respiration, se forçant à inspirer profondément. Idiot. Il t’a appâté. Ne te fais plus avoir comme ça. Le voile rouge disparut de devant ses yeux et, quand il reprit enfin la parole, sa voix était tendue mais sous contrôle.
« Dragon, si je ne t’étais pas utile, tu m’aurais laissé en Pandarie. Garde donc tes menaces. »
La gueule serpentine de Kairoz se tendit en un sourire. « Tant que nous nous comprenons bien. » Il reprit entièrement sa forme d’orc et se dégagea de Garrosh.
« Oh, nous nous comprenons. » Garrosh roula de côté et se releva des deux mains. « Crois-moi, nous nous comprenons. »
Un reflet lui accrocha le regard tandis qu’il se relevait. L’éclat de verre gisait dans la poussière, tombé là pendant l’empoignade. Kairoz le désigna. « Ramasse-le. »
Garrosh le regarda dédaigneusement. « Ramasse donc tes jouets toi-même.
– Mais il est à toi, maintenant. » Le dragon lui parlait comme à un enfant pas sage. « Tu vas en avoir besoin. »
Garrosh regarda l’éclat, mais ne bougea pas. Le verre palpitait d’une lueur de bronze, la même que quand son adversaire avait disparu d’entre ses mains. Et il semblait tranchant ; mains menottées, il serait sans doute difficile de le tenir sans se couper. « Je croyais qu’il avait perdu son pouvoir.
– J’ai dit qu’il n’avait plus son pouvoir d’antan. Ça ne veut pas dire aucun, comme tu viens de le voir. » Le sourire narquois de Kairoz était de retour.
Garrosh leva les poignets. « Et ça ?
– Tes menottes semblent avoir gardé tout leur pouvoir, non ? Tu les garderas tant que tu ne m’auras pas convaincu que tu comprends quelle est ta place. » Kairoz retourna auprès du feu et se mit à couvrir les braises de terre avec le pied. « Ramasse-le. »
Inspirer profondément. Ne te laisse pas appâter à nouveau. Garrosh ramassa doucement l’éclat, le plaçant en équilibre sur sa paume. Encore entière au moment de son procès, la Vision du temps avait été ornée de deux figurines de dragons de bronze enroulées autour du verre. L’éclat portait encore la tête et le cou de l’une. Comme une sorte de poignée.
« J’imagine que pour moi, cet objet n’a aucun pouvoir, » reprit-il d’une voix serrée. Sinon tu ne me l’aurais jamais laissé. À cette idée, sa rage dissimulée s’enflamma de plus belle.
« Bien sûr. Mais ne le perds pas. J’en serais très fâché. » Kairoz s’éloigna du feu, arracha distraitement une feuille d’une branche basse et la broya entre ses doigts. « Tu n’as pas tort, Hurlenfer. Toi et moi, nous sommes deux étrangers. Il vaut peut-être mieux approcher les Chanteguerres chacun de notre côté. À plusieurs mois d’intervalle, même. Ça réduira les chances qu’ils soupçonnent que nous sommes… complices. » Il laissa tomber la feuille broyée et en essuya le jus sur sa cuisse. Sa paume restait tachée de vert. « Montre-leur l’éclat. Aussi primitif qu’ait été ton peuple sur ce monde, vous aviez bien une perception basique du surnaturel, non ? Vos chamans devraient faire l’affaire, puiser dans cette relique est à la portée du premier idiot venu. Ça suffira à leur donner une image de notre Azeroth et des richesses dont regorgent les autres mondes. Quand tu les auras convaincus de se joindre à ta Horde de rêve et de conquérir tout ce qu’ils auront vu, je viendrai. Un orc comme les autres, venant suivre le nouveau chemin de son peuple. » Il écarta les bras. « Et je découvrirai de nouvelles possibilités miraculeuses pour cet éclat. Nous l’utiliserons pour nous rendre sur n’importe quel monde.
– Seul celui-ci m’intéresse.
– Parce que tu ne vois jamais le tableau complet. Tu voudrais une Horde, libre de toute emprise démoniaque. Mais nous pouvons exploiter un nombre infini de Hordes et… »
Garrosh s’esclaffa, et Kairoz baissa les bras. Son expression devint menaçante. « Tu doutes de moi ? »
Il soutint son regard. « Le sablier a été détruit en nous envoyant ici. Je l’ai vu, tombé sur le sol de ce temple pandaren, brisé. » Il leva l’éclat. « Tu pourras sans doute faire quelques jolis tours avec ça, mais ne viens pas prétendre que c’est encore la Vision du temps.
– Oh mais réfléchis, Hurlenfer, répondit Kairoz d’un ton léger. Comme la plus grande partie du sablier est restée sur notre Azeroth, ce fragment est en résonnance avec notre voie temporelle. C’est une bribe, si tu veux, un reflet de temps. Au prix de quelques efforts, je…
– Nous pouvons rentrer. » Garrosh sentit son cœur s’affoler, un frisson lui courir sur la peau. Des plans commencèrent à germer dans son esprit. « Et pas seulement sur notre Azeroth. Nous pouvons rentrer dans notre temps.
– Et ce n’est que le début. » Kairoz se retourna, ouvrit le bras vers le soleil qui plongeait à l’horizon de Nagrand. « D’abord, Azeroth. Puis d’autres mondes. Tous les mondes. Autant qu’il nous en faudra. » Il se mit à rire. « Il n’y aura aucune limite. Même le temps n’en sera pas une. Les possibilités sont infinies. Je deviendrai l’infinité… »
Garrosh bondit. Trois enjambées à nouveau, et il lui planta l’éclat dans le dos.
Le rire de Kairoz se mua en hurlement. Le verre dentelé fendit la chair sans mal, ne se brisa même pas en tranchant le muscle pour venir ricocher sur l’os. De ses mains menottées, Garrosh tenait fermement les restes de la figurine.
Une vague d’énergie emplit le verre. Des écailles de bronze sortirent sur la peau de Kairoz, puis disparurent à nouveau. Il essayait d’utiliser l’éclat, de reprendre sa forme de dragon. En vain.
Garrosh le poussa à terre et suivit, fit remonter l’éclat dans la chair, par-dessus l’épaule, jusqu’à percuter la clavicule et devoir le ressortir. Les hurlements redoublèrent. De faibles mains d’orc tentèrent de le repousser. Il approcha le visage à un cheveu des yeux du dragon, et lui planta l’éclat dans la gorge. Les cris se muèrent à leur tour en gargouillis.
Il gardait fermement sa prise sur l’éclat, ignorant le torrent d’énergie qui en déferlait. Il se concentrait sur l’expression de totale surprise dans les yeux de son adversaire.
« C’est fini, dit-il. Plus de manipulateur tapi dans les ombres. Plus d’esclavagiste, plus de promesse de pouvoir corrompu. C’en est fini de vous. Les orcs n’auront plus aucun maître. »
Il fit tourner l’éclat dans la plaie et trancha vers le bas, ouvrit la poitrine, frappa encore et encore. Le sang courait sur la colline. Un sang étranger, comme ce monde n’en avait jamais vu. Mais la terre le boirait comme un autre.
Enfin, il dégagea l’éclat et se releva.
Au sol, Kairoz était pris de convulsions et il l’observa avec curiosité. Il n’avait encore jamais tué de dragon de bronze. L’éclat palpitait dans sa paume, en rythme avec les derniers battements de cœur de sa victime. Une brume de bronze, aux gouttes aussi grosses que des grains de sable, s’exhalait du corps. Elle ne se dispersait pas comme une colonne de fumée, mais allait s’enrouler en une sorte de spirale qui s’évanouissait dans l’air, comme drainée de ce monde.
Une fois la brume de bronze disparue, l’éclat se tut. Kairoz gisait yeux écarquillés, sans un souffle. Garrosh attendit. Il voulait être certain. De longues minutes plus tard, il eut un grognement et hocha la tête.
« Tu ne méritais pas une fin aussi douce. »
Il laissa le corps où il gisait. S’il était découvert, on n’y verrait qu’un orc ayant énervé la mauvaise personne.
Et n’est-ce pas un peu la vérité ? Il sourit.
Il trouva un ruisseau à proximité et s’y lava du sang, ainsi que l’éclat. Il portait encore les menottes et le frottement avait mis la peau de ses poignets à vif. Mais il n’y avait rien à faire pour l’instant ; la clé se trouvait à des mondes de là.
Que faire, alors ? Des idées compliquées lui vinrent et repartirent aussi vite. Kairoz avait eu raison sur un point : la subtilité n’était pas son fort. S’il essayait une approche trop fourbe, se montrait trop manipulateur, son père lui trancherait la gorge. Grommash Hurlenfer n’était pas idiot.
Vraiment ?
Une boule d’angoisse se forma dans son ventre. Il avait été si jeune, à l’époque. Il n’avait qu’un lointain souvenir de son père. Et s’il n’est pas l’orc que j’attends ? Grommash Hurlenfer avait été abusé, dupé par des démons jusqu’à en devenir l’esclave. Il s’était racheté à la fin, avait prouvé la force de son cœur, mais n’avait pas été infaillible.
Garrosh ruminait le problème depuis des jours et n’avait toujours pas de réponse. Comment convaincre l’un des plus puissants orcs du monde qu’il est trop faible ?
Les derniers rayons du soleil s’évanouirent. Il était assis au bord du ruisseau, en silence. Peut-être valait-il mieux attendre. Gagner le camp des Chanteguerres lui prendrait des heures à pieds, et ses menottes et l’éclat le marqueraient immédiatement comme un étranger. Arriver le lendemain, ou le jour suivant, serait peut-être plus prudent qu’en pleine nuit.
Non. Plus d’attente, décida-t-il. Il enroula l’éclat dans la ceinture de Kairoz et le passa dans la sienne. Grommash saurait voir la force qu’il portait en son cœur… ou non.
Il se mit en route. À l’aube, il saurait s’il allait vivre aux côtés de son père ou mourir par sa main.
« Lok-tar ogar, » murmura-t-il.